"Freaks ou la monstrueuse parade" a pu être proposé par Alticiné et les Cramés lundi 18 janvier, Martine, directrice des cinémas, disposant de la copie de ce chef d’oeuvre dans le cadre de l’opération "Lycéens au cinéma" conduite par Centreimages et relayée par des professeurs de lettres du Montargois. Cette projection s’inscrit également dans l’orientation générale de notre association : offrir aux spectateurs, à côté de sorties récentes, de grands classiques du cinéma - comédie musicale telle "Singing in the rain", festival Stanley Kubrick et bientôt comédies italiennes sur l’immigration le dimanche 14 mars.
"Freaks" constitue, outre une belle histoire d’amour, de crime et de vengeance, une réflexion philosophique sur la monstruosité, physique et morale, et la prétendue normalité, dont le message pourrait se résumer simplement : le monstre n’est pas celui qu’on croit. Les phénomènes de foire mis en scène ici - et dont la simple apparition fait sens sans qu’il soit besoin d’exhiber des numéros de cirque - et associés (singularité et grande première du film !) à des acteurs professionnels "normaux" s’avèrent profondément humains : ils sont généreux, solidaires - "offensez-en un et vous les offensez tous" - proclame le propos liminaire du générique - fragiles dans l’émouvante partie de campagne où les microcéphales, l’homme-tronc et Johnny Eck, apeurés par le châtelain et le garde-chasse désireux de les chasser de la propriété, se pressent en enfants frileux autour de leur "maman" Madame Fratellini : mais ils peuvent aussi, lorsque les yeux du nain Hans, fiancé à la lilliputienne Frieda, se dessillent enfin sur la rapacité de la trapéziste Cléopâtre dont il était tombé amoureux mais qui, dès le repas de noces, l’empoisonnera à petit feu pour capter son héritage, se montrer résolus et vindicatifs : leurs regards terribles fixent la trapéziste, oiseau de paradis bientôt transformé en femme-canard, dans sa roulotte où elle prépare l’infâme mixture tirée de sa fiole noire et, dans la fameuse scène d’orage qui va suivre, lors du combat entre l’odieux Hercules, amant de Cléopâtre et le clown Phroso, amoureux de Vénus, la montreuse d’otaries, ils entourent et menacent le couple infernal : la caméra filme au niveau des roues et des nains, en un cadrage serré qui dit l’humanité profonde des phénomènes, comme si les êtres normaux étaient pourchassés et rejetés dans le hors-champ de l’inhumanité.
Le débat, riche et spontané, a roulé sur les phénomènes, qu’un spectateur dit avoir vus, il n’y a pas si longtemps encore, dans son enfance, à la foire du Trône, dans les années 60. A été évoquée également l’interdiction, relativement récente, du lancer de nains (sic !)... Nous nous sommes interrogés sur l’existence, aujourd’hui même, de telles monstruosités que les avortements thérapeutiques devraient pouvoir prévenir. Deux éducateurs présents dans la salle nous apprennent qu’ étonnamment ils ont assisté à la naissance d’enfants microcéphales, tels les "têtes d’épingles" de la clairière réunis autour de Mme Fratellini. Mme Guyon nous rappelle l’histoire de la Vénus hottentote découverte en Afrique du Sud à la fin du 18ème siècle, exhibée en Europe sur tous les tréteaux, récupérée pour le musée de l’Homme par un Cuvier persuadé de l’infériorité de la race noire et enfin, ...deux siècles après (!), rendue en 2002 à sa terre natale : une femme au bassin énorme et aux organes génitaux hypertropiés.
Le film nous interroge aussi avec humour et subtilité sur le thème de l’androgyne, avec l’hermaphrodite Joséphine Joseph, actrice bien réelle, la femme à barbe - qui donne naissance à une ...fille à barbe ! - et les soeurs siamoises, promises à une vraie carrière cinématographique, Daisy et Violet Hilton. L’hermaphrodite, dont les apparitions sont impressionnantes, est à la fois indulgente - elle pardonne à Hercules pour les claques reçues - et terrible : elle donne plus ou moins le signal de la vengeance dès lors que Cléopâtre a rejeté les monstres avec mépris et refusé de boire à la coupe rituelle los du repas de noces : elle allie la bienveillance féminine à la dureté masculine - comme le suggère Roscoe le bègue, qui dit à un confrère qu’il plaît à Joséphine mais ferait bien de se garder de Joseph ! C’est le mythe platonicien, réincarné, du "Banquet" et des deux moitiés. Une autre illustration, complémentaire et comme dédoublée, de l’androgynie est fournie par les soeurs siamoises autour desquelles se cristallisent une situation et des dialogues savoureux : Daisy est amoureuse de Roscoe qu’elle doit épouser ; quant à Violet, elle est courtisée par un charmant garçon, qui...invite son futur beau-frère à leur rendre visite ! A l’inverse, Phroso se plaint de sa belle-soeur Violet qui passe ses nuits à lire ou lui répond de manière peu amène quand il parle d’amour à sa soeur ! Au fond, Daisy et Violet ne représentent-elles pas les deux voix de la conscience, l’une qui dit oui à l’amour, à la fusion - l’autre qui dit non à la dépendance ou à l’aliénation ?
Faut-il rappeler que ce film-culte, redécouvert dans les années 60 dans les festivals de Cannes ou de Venise, relancé à la télévision par le Ciné-club de Patrice Brion des années 80, a longtemps été un film maudit, interdit près de 30 ans en Angleterre dans sa version longue, qui ne comportait pas le récit-cadre du bonimenteur et le flash-back induit, et assénait une fin jupitérienne avec foudre abattant les méchants et émasculation symbolique du trop (in)humain et athlétique Hercules ? Cette version avait, lors de l’avant-première à Los Angeles en janvier 1932, provoqué des réactions fort violentes : des femmes s’étaient évanouies ; des spectateurs avaient même quitté la salle !! Un mois après, la deuxième version, bien qu’écourtée et édulcorée, avait été un désastre public aussi bien que critique : il faut dire que la cohabitation de monstres et d’êtres dits normaux et la focalisation de l’intrigue sur les phénomènes réunis en un concentré saisissant et dramatique ne pouvaient à l’ époque que déconcerter, voire choquer les spectateurs... Faut-il y voir, comme le suggère Henri, une métaphore de la montée du nazisme, dont Hercules et Cléopâtre seraient les trop séduisants séides - force et beauté - et les monstres les victimes ? On sait le sort qu’Hitler réservera aux handicapés et marginaux de toutes sortes ! Une anecdote amusante, qui montre que les coulisses d’une oeuvre généreuse cachent aussi des raideurs ou des réticences : lors du tournage, une délégation du personnel - acteurs et techniciens - déclencha un mouvement de grève au prétexte que les monstres de foire se tenaient mal à la cantine du studio, mangeant salement ou effrayant les braves professionnels !!
Décidément, la tolérance et l’amour se conquièrent jusque dans les coulisses de la création...
Claude