LES CRAMÉS DE LA BOBINE

Achille et la tortue (journal des débats)

jeudi 20 mai 2010 par Claude

"Achille et la tortue", la 14ème oeuvre de Takeshi Kitano, est un film à la fois jubilatoire et profond, bouffon et désespéré à l’image du héros-acteur-cinéaste qui joue le rôle de Machisu - parodie de Matisse - mi-survolté, mi-désabusé. La force et la richesse de ce film sur la faillite résident dans ce tragi-comique permanent d’un itinéraire artistique à la fois prometteur et raté, dans le jusqu’au boutisme grotesque, décliné en gags irrésistibles, d’un peintre talentueux mais obstiné à copier, à imiter alors même qu’il avait trouvé son style, original, dès son enfance, et la soif d’absolu d’un créateur suicidaire, se consumant (au propre comme au figuré) dans et avec ses oeuvres, entraînant sa femme et sa fille dans un délire où il finit par perdre l’une et l’autre, avant de retrouver in extremis son épouse dans un happy end new-yorkais apaisé et conventionnel.

Le thème de la création artistique, de ses affres et de ses rapports tumultueux avec la vie, a été maintes fois traité au cinéma et en littérature : qu’on songe au "Portrait de Dorian Gray" d’Oscar Wilde, au "Chef d’oeuvre inconnu" de Balzac et surtout au magnifique roman de Zola, "L’Oeuvre", qui met en scène le peintre Claude, artiste génial et raté, qui, dans son insatisfaction et son perfectionnisme maladifs, détruit des oeuvres pourtant réussies et originales qu’il juge mineures et incomplètes, s’obstinant à créer de grands tableaux avant-gardistes que la convention et l’imbécilité bourgeoises ne sont pas prêtes à accueillir ; comme dans notre film, mais pour les anticiper et non les suivre, se déploie ici un vaste panorama des différents mouvements artistiques du siècle, le XIXème chez Zola, le XXème pour Kitano. De même, mais dans un registre cette fois-ci totalement et exclusivement tragique, avec un dénouement terrible, l’art et la vie se livrent une guerre sans merci : Christine, qui aime profondément son artiste de mari, le suit jusqu’au bout, accepte les nuits sans amour, les dépenses inconsidérées, l’étiolement de son cadre de vie pour un atelier de misère ; elle pose sans fin pour un fantôme de sexe et de pierreries sur une improbable Seine, allant elle aussi jusqu’à délaisser son enfant Jacques, qui mourra de faim et de froid : son père, tel Beat Takeshi barbouillant à la morgue le visage de sa fille décédée d’un infâme rouge à lèvres pour créer un ultime tableau, Claude peindra un "Portrait de l’enfant mort" - en l’occurrence son propre fils !! - la seule oeuvre que l’amicale charité de Fagerolles, son imitateur sans vergogne, fera accepter au Salon officiel...

"Achille et la tortue" pose de même dans le registre de l’absurde, de l’imprévisible et pourtant fluide renversement du tragique et du grotesque, maintes questions sur l’art et la démarche créatrice. Ne faut-il pas en rester à sa première manière, comme Machisu enfant prodige qui ne retrouvera jamais sa grâce première ? L’imitation, pastiche pourtant nécessaire pour se faire la main et créer son propre style, ne risque-t-elle pas, faute de vrai talent personnel, de s’engluer dans une inlassable répétition mécanique - tel Beat Takeshi singeant l’impressionnisme des "Coquelicots" de Monet, le cubisme de Picasso au grand dam de la serveuse qui ne se reconnaît pas dans son portrait (!) ou caricaturant "l’action painting", "dropping" de Pollock appliqué à la lettre dans une projection anarchique et incohérente de peinture par tous les moyens, y compris la mort d’un copain dans une voiture lancée contre un mur ? L’art doit-il être figuratif ou abstrait, représentation du réel ou "expression de soi", comme cet élève de l’Académie peignant à sa manière, avec son âme, un vase demeuré significativement invisible pour le spectateur, tandis que son professeur dort - image d’un académisme ou d’un réalisme stériles - et que ses camarades se rient de lui - symbole de l’incompréhension ou de l’inculture dont témoignaient déjà les spectateurs bourgeois du tableau "Plein air" de Claude dans le Salon des refusés de "L’Oeuvre" de Zola ? L’artiste doit-il satisfaire à une nécessité intérieure ou répondre, ne serait-ce que pour vivre et s’insérer dans son siècle, à la mode d’une époque, à l’attente du public, à l’exigence (aux exigences inconsidérées) d’un marchand de tableaux - au risque de se perdre ? Il faut dire que le galeriste du film est un personnage cynique mais troublant, qui renvoie Machisu à ses doutes et semble exprimer des objections à la fois invraisemblables et pertinentes : il incarne le goût du public, informulé et impérieux, tel le désir de l’autre, dont on ne doit être esclave si l’on veut rester soi-même et sur lequel il faut bien pourtant se régler si l’on veut aller à sa rencontre. On rit quand le galeriste dit : déjà vu, trop classique, trop novateur ou subversif ; on ne peut s’empêcher de sentir, confusément, qu’il a raison...Comme si le regard de l’autre, finalement, nous définissait et parfois même nous percevait (nous perçait ?) mieux que nous-même.

On n’en finirait pas de décliner les interrogations soulevées par ce film ! L’art relève-t-il d’une démarche rationnelle, apprise dans une école (comme dans cette triste Académie où tous les élèves copient un vase) ou d’une création libre et spontanée, irréductible à toute école ou définition, de toute nature, sur tout support : dessins buissonniers, tags sur rideaux de fer, affiche militante ou publicitaire, action painting sur bande de papier aspergée par un vélo ? La création est-elle élan ou concept, quête confuse ou projet défini ? Une intéressante controverse oppose l’artiste et le galeriste autour d’un tableau stylisé, devenu une affiche militante contre l’exploitation économique de l’Afrique par l’Europe et l’Amérique : on y voit des empreintes de pieds noires foulant un continent blanc-gris tel l’ivoire ou les éléphants. Le galeriste défend un symbolisme cohérent mais simpliste : le noir pour les Africains, le blanc pour les exploiteurs...Le peintre à l’inverse, au nom d’une imagination fort cohérente, plaide pour une inversion paradoxale des codes qui ne sera sans doute moralement que plus prégnante : le blanc pour les victimes, le noir pour le profit et l’oppression. Enfin, l’artiste doit-il être un homme simple, dans un état d’esprit ordinaire au nom d’une conception modeste, artisanale de sa tâche ou plutôt, investi d’une mission, se mettre en transe, se vouloir visionnaire ou rechercher une situation extrême pour mieux créer ou atteindre son idéal ? Cette vision romantique ou sacrée de l’art, ici copieusement tournée en dérision, nous vaut les scènes les plus hilarantes de la fin : Machisu demandant à son épouse de lui enfoncer la tête sous l’eau...dans la baignoire pour en ressortir asphyxié et tremblant, inspirant désespérément mais inspiré pour dessiner. Si héroïque et infatigable soit-il, Achille ne rattrapera jamais la tortue qui suit son petit bonhomme de chemin.

Apné ou acmé - tout est affaire d’absolu. Et la vie rêvée est flirt avec la folie.

Claude


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